dimanche 18 mars 2012

Une littérature du métissage linguistique

La période romantique entre 1836et 1885 voit se développer l’évocation de la couleur locale : scènes populaires dans les villes, le travail des champs et les mœurs paysannes, le thème du vaudou…, même si le travail d’écriture manque souvent d’authenticité, restant trop proche du regard ethnographique, ainsi que le reconnaît un certain journaliste de L’Union du 17 août 1837 : « Lalangue française dans nos écrits atoujours l’air d’une langue acquise : un des bienfaits de la civilisation sera de la naturaliser chez nous. » Ainsi est enclenché le processus du métissage linguistique, quand bien même tous les écrivains ne s’engageraient pas dans cette option, loin s’en faut. Mais le débat est lancé.
Pendant les périodes de La Rondeet de la Nouvelle Ronde (1885-1925), le débat fait rage entre les tenants d’une langue d’écriture fidèle aux modèles français, comme le souhaite le grand poète Etzer Vilaire (ou Georges Sylvain d’ailleurs) qui craint de voir se développer « un langage bâtard qui n’est ni tout à fait du créole ni surtout du français », soucieux d’écrire dans une langue capable de traduire des sentiments universels ; et les adeptes de la transformation de la langue française ou du tout créole : ainsi voient le jour les romans de Frédéric Marcelin (Marilisse, 1903), de Justin Lhérisson (Zoune chez sa Ninaine)ou de Fernand Hibbert (Séna, 1905), dont la structure s’inspire d’une forme de discours dialoguécréole appelé « audience ». Grâceà cet emprunt, le roman gagne en force comique et en vitalité. Durant cette période (1884-1889), de grands débats sur les questions sociales et de souveraineté nationale, sur les problèmes de l’agriculture et de l’instruction sont portés par des essayistes de grand nom comme Louis-Joseph Janvier, Anténor Firmin et Hannibal Price, qui sont d’ailleurs réputés pour avoir développé un argumentaire anti-raciste ; ces débats sont relayés par des périodiques de renom entre 1895 et 1912 : La Ronde, La Jeune Haïti, Haïti littéraire et sociale, Haïti littéraire et scientifique…
Ensuite, la période de l’Indigénisme, suivie de celle des griots (1925-1975) sera féconde en inventions linguistiques et littéraires.
Meurtris par l’occupation américaine (1915-1935), de nombreux intellectuels haïtiens sesont engagés dans la résistance, du moins morale, au travers d’œuvres à tonalité patriotique, susceptibles de réveiller la conscience nationale. Ainsi parla l’oncle (1928) de Jean Price-Mars est un essai scientifique et didactique (ethnographique, sociologique, anthropologique…) qui a marqué l’époque, car il réconcilie toutes les composantes de la réalité haïtienne, y compris les plus contradictoires, et favorise pour chaque Haïtien une meilleure acceptation de son « moi ». Jean Price-Mars a apporté sa contribution à la culture du « métissage ». Par une démarche rationnelle et scientifique, il a tenté d’éradiquer la honte inhérente à la perception négativequ’on a des univers ruraux et africains à l’époque. Cette période voit la fondation du premier parti communiste haïtien (1934) et la création du Bureau d’Ethnologie (1941) par le poète Jacques Roumain. Un philologue haïtien, Jules Faine, fait paraître lefruit de ses recherches : Philologiecréole (1936), Le Créole dans l’univers (1939). Il faut noter également l’influence des mouvements Surréaliste et de la Négritude : André Breton et AiméCésaire sont venus en Haïti encourager les écrivains qui les ont favorablement reçus. Ces mouvements ont inspiré des tendances littéraires typiquement haïtiennes, comme le « réalisme merveilleux » initié par J.-S. Alexis ou le « spiralisme » initié par René Philoctète, Jean-Claude Fignolé et Frankétienne.
Bon nombre d’écrivains optent pour une langue française de plus en plus travaillée par le souffle, le rythme et les images del’oralité créole. L’identification de l’écrivain à son héros populaire de fiction est mieux perceptible : un texte plus affectif qui peut parfois donner lieu à de bonnes réussites : Gouverneurs de la rosée (1944) de Jacques Roumain,Les Semences de la colère (1949) d’Anthony Lespès, Parias de Magloire Saint-Aude, bien des romans de Jacques-Stéphen Alexis. Même si certains écrivains, comme Léon Laleau, puis plus tard le poète Bonnard Posy, Alix Mathon, ou Jean Brierre plaident pour un traitement classique du français, selon les règles de l’ancienne métropole, beaucoup parmi eux, comme Emile Roumer,Félix Morisseau-Leroy (Diacoute en créole) ou Franck Fouché militeront pour la production d’œuvres en créole et bilingues.
Une littérature tiraillée entre le désir de satisfaire le lecteur local et celui de satisfaire le lecteur étranger
En Haïti, les écrivains se sont toujours sentis frustrés de ne pouvoir être véritablement appréciés par la majorité de leurs compatriotes qui ne savaient pas plus lire le français que le créole. Pas de maisons d’édition à proprement parler, certes des imprimeries, mais la publication à compte d’auteur est ruineuse. Tout ce contexte incite l’écrivain àse faire éditer à l’étranger, avec les contraintes, les concessions que cela suppose, car la maison d’édition française, québécoise, suisse ou belge recherche le profit en essayant de satisfaire le plus grand nombre de lecteurs francophones. Il faut reconnaître que cette édition à l’étranger est stimulante pour l’écrivain, ravi d’accroître internationalement son audience, mais d’une certainefaçon également parmi ses compatriotes ; l’auteur est aussi encouragé à produire toujours davantage.
La dictature de François Duvalier dès les années 1965, même si ellen’a pas véritablement tari l’inspiration des écrivains, elle a réduit à néant leur liberté d’expression. C’est ainsi que beaucoup d’entre eux se sont partiellement ou totalement exiléssoit au Canada (éventuellement aux Etats-Unis), soit en France, soit en Belgique. Ainsi ont-ils pu se faire éditer plus facilement : Amour, Colère et Folie (1968) de Marie Vieux-Chauvet, Moins l’infini (1972) et Mémoire en Colin-Maillard (1976) d’Anthony Phelps, Le Huitième jour (1973) deRené Philoctète, Les Chiens (1961)de Francis-Joachim Roy, Compèregénéral Soleil (1955) et L’Espace d’un cillement (1959) de Jacques-Stéphen Alexis. Les écrits du poète René Depestre ont également bénéficié d’une grandepromotion à partir de son exil. Les œuvres de Roger Dorsinville ont été éditées à partir de son expatriation. Ainsi en est-il également de Jean Métellus dont presque tous les romans ont été publiés par Gallimard. Ces derniers temps les maisons d’éditions se font plus offensives et éditent plus volontiers des écrivains installés dans leur pays d’origine : Frankétienne, Gary Victor, Lyonel Trouillot, Yanick Lahens, etc.
L’exil, l’expatriation contribuent à modifier les données de la création littéraire haïtienne qui a tendance à se diversifier toujours davantage. A partir de 1980 domine une liberté de création. Les écrivains haïtiens, selon leur rapport au créole, selon les lieux où ils ont choisi de vivre, selon leur rapport à leur environnement social ou à la patrie, individualisent leur parcours de créateurs, donnant naissance à des styles de plus en plus variés.
Le nombre d’auteurs haïtiens francophones est en constante augmentation ainsi que, sans commune mesure néanmoins, le nombre d’auteurs haïtiens créolophones qui, pour les publications bilingues, tentent de s’associer avec des créolophones d’autres lieux géographiques (Martinique, Guadeloupe, La réunion).

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